5. Fond et forme

« Notre admiration pour la peinture résulte d’un long processus d’adaptation qui a pris place durant des siècles et pour des raisons qui n’ont souvent rien à voir avec l’art ou l’esprit. La peinture a créé ses receveurs. C’est fondamentalement une relation conventionnelle, nous ne croyons plus en l’art mais seulement en l’idée de l’art»                                                                                                Witold Gombrowitz

C’est que la relation dynamique fond et forme ou forme et contenu constitue l’essence et le mystère de l’art. Les conventions conduisent à la mort de l’art. Chaque tableau pose la question : comment une forme peut-elle exprimer un sens ou même une émotion ? Et, à l’inverse, comment l’idée peut-elle donner naissance à une forme. C’est cette question, pas encore clairement formulée, qui m’a attiré dès le début vers les jeux de ficelle et le labyrinthe. Comment le dessin du labyrinthe s’est-il trouvé associé de manière cohérente à tant de mythes qui lui prêtent toute une famille de significations. Comment l’image confère-t-elle à l’idée exprimée par les mythes une présence, une chair. Mais fondamentalement dans l’art en général, qu’est-ce que le contenu ou fond envisagé comme une idée exprimable en mots? Avec les icônes par exemple, les idées étaient présentées par la religion ; mais aujourd’hui qu’en subsiste-t-il ? Il n’y a pas de dogme de la nature ou de l’univers conçu comme une chose concrète. A moins qu’on désigne un contenu allégoriquement, c’est-à-dire en brisant la relation fond forme, tout repose sur la perception. Or, selon la formule de Roger Sheppard, « la perception est une directe hallucination. Le message visuel subit un conditionnement dont l’importance peut être mesurée en notant que 90% des entrées ne se font pas par la rétine »1. Le contenu est-il alors l’examen de ce conditionnement ? La recherche du ressenti dont nous parle Cézanne ? « La vision est ce qui devient visible de l’invisible… Pour arriver au paysage, nous devons sacrifier autant que possible toute détermination, temporelle, spatiale, objective, mais cet abandonnement n’atteint pas seulement l’objectif, il nous affecte dans la même mesure… Nous échappons au monde objectif mais aussi à nous-même. C’est la sensation. » La découverte du contenu dans la perception consiste donc à nier l’apparente primauté des sens lorsqu’ils se limitent à reproduire une apparence familière ou à étiqueter les choses. Elle consiste à voir comment le sensible échappe au principe d’identité et contient sa propre négation. En effet, il y a dans toute perception une zone muette ou aveugle qu’on peut appeler l’invisible, « voir c’est toujours voir plus qu’on ne voit »2. Le regard ne fait pas qu’enregistrer passivement, mais il occupe et creuse ce qu’il vise, il y incorpore l’expérience accumulée dans le commerce avec les choses. Notre perception repose donc sur notre motricité. Dans toute perception il y a du mouvement (voir 4 Le mouvement). L’invisible ou l’idée invisible n’est donc pas un objet accessible à une autre vision, mais un questionnement et un retrait du visible conventionnel ou utilitaire, un retrait qui peut se manifester, comme le formule Merleau-Ponty, par une « déformation cohérente » (voir images plus bas.)

                             

  n°50 Auto portrait                                                                                       n°51 Portrait d'Otto
Entre ces deux déformations, quel autoportrait est le plus authentique ?

Mais sans une référence explicite, comment identifier le fond dans une image ainsi déformée ? Et quelle est la cohérence ? La déformation nous fait douter des sens, elle nous indique une intention ou un travail subconscient, mais l’idée reste à l’horizon, sa lecture semble dépendre d’associations subjectives. Finalement dans la recherche et la prise de conscience du mouvement à l’origine de la déformation, c’est le trajet qui devient primordial et révélateur et, le plus souvent, ce trajet apparaît comme hasardeux ou interrompu, il exprime seulement une réaction à un ordre imposé. Il m’a semblé que le labyrinthe représentait un trajet menant à une cible plus vraie. Avec la géométrie du labyrinthe qui bouleverse incessamment le nœud, la cohérence devient manifestement idée, on va au-delà du déséquilibre et de la dispersion, on tend vers un résultat comme celui que l’alchimie attribue à la circumbulation : « La circumbulation c’est la circulation des esprits ou la distillation circulaire, c’est-à-dire le dedans au-dehors, le dehors au-dedans et de même pour le plus haut et le plus bas, et quand ils se rencontrent tous ensemble dans un cercle, on ne peut plus reconnaître qui est dehors ou dedans ou au sommet ou à la base, mais tout devient une chose unique dans un cercle ou un vase. Car ce vase est le vrai « pélican » et nul autre n’est à rechercher dans tout l’univers »3. Ce résultat, on peut l’appeler l’Un.


1 Albert Ducrocq, L’Esprit et la neuroscience
2 Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible
3 Tractatus Aureus, attribué à Hermès trismègiste