4. Le mouvement.
Comme on l’a vu avec sa construction, le mouvement du nœud est à l’origine de l’image du labyrinthe. Celle ci correspond à la lecture d’un mouvement. Avec ce mouvement le symbole du labyrinthe inclut aussi le concept d’un temps cyclique. Le rôle du mouvement demande à être examiné . Avec la théorie de la relativité, le mouvement est devenu lui-même ouvertement le sujet de l’art. Avec le cubisme, le mouvement de l’observateur autorise le changement et l’imbrication de points de vue. Avec le futurisme, le mouvement de l’objet modifie son apparence, qui devient semblable à une trace, l’objet est en partie remplacé par son sillage. Exploitant les possibles conséquences de cette modification, Duchamp et Picabia ont poursuivi ce mouvement jusqu'à montrer une mutation de l’objet. Très tôt, je questionnais aussi le rôle du mouvement dans la perception, me demandant ce que je peignais et si c’était vraiment ce que je voyais et comment je voyais? Quel trajet suivait l’œil pour rassembler et unir un troupeau de sensations et quelle image se produisait lorsque du bétail s’égarait ? Quelle image d’un arbre obtient une abeille butinant à travers et autour d’un arbre ? Supposant que la perception se ralentisse indéfiniment, quelle image du monde obtiendrait-on en déambulant ou en y vivant ? Mais plus j’essayais d’observer et d’analyser ma perception sur le vif, plus cela se révélait impossible. Tout ce dont j’étais capable, c’était de m’amuser à imaginer, en amalgamant des aperçus incomplets ou ambigus, des images se produisant éventuellement au cours de la perception. Je suggérais ainsi comment le mouvement peut aussi bien produire du non-sens que prêter du sens à la perception. Ce qui est vrai et invisible ne peut souvent se révéler que par des hypothèses sauvages ou d’heureux mensonges. « Tout se passe comme si mon pouvoir d’accéder au monde et celui de se retrancher dans les fantasmes n’allaient pas l’un sans l’autre »1.
A) Par exemple, avec la série L’Escabeau de Jacob, en assemblant des vues sur un escabeau de manière kaléidoscopique, j’ai essayé de suggérer comment Jacob, en suivant sur son échelle l’ange qui l’a visité, aurait découvert de nombreux mondes inconnus. La destruction méthodique de l’objet permet de suggérer une signification possible du symbole et une poésie qui s’y attache. En relation à cela, cette série aborde aussi la subtile question de La différence entre l’échelle de Jacob et la tour de Babel, deux approches opposées pour atteindre la connaissance. C’est le titre de l’une des toiles.
B) Au contraire, on peut essayer de contrôler et de brider l’errance de l’œil et d’ordonner ainsi la perception. Tout objet peut être défini comme un nœud de propriétés. On pourrait aussi considérer la perception comme nouant ensemble les diverses parties de l’objet. En imaginant un trajet de l’œil formant un nœud sur un objet, comme une chaise ou encore un escabeau et en faisant virevolter ce nœud, on obtient une image inattendue du mouvement de l’objet, une image qui s’accorde avec l’étrange comportement des objets dans certains épisodes des mythes et légendes.
Finalement, dans le mouvement, c’est où il mène, sa destination et le trajet accompli qui paraît primordial. Avec la construction du labyrinthe, ce trajet est défini à partir de la combinaison de trois sortes de mouvements synchrones, le mouvement du nœud, celui de l’observateur et celui de l’œil suivant le fil composant le nœud. C’est seulement avec cette combinaison qu’un résultat probant est obtenu, indiquant comment le mouvement inséparable de la perception crée ou révèle ouvertement du sens.
De même qu’il y a un groupe presque inépuisable de mythes reliés plus ou moins directement au labyrinthe, il existe un vaste groupe de schémas primitifs montrant et exploitant divers mouvements qui leur correspondent. Chaque schéma emprunte du sens à d’autres schémas complémentaires ou supplémentaires, mais ce sens provient originellement à la fois des mythes et d’une topologie manifeste ou implicite (voir 6 Topologie). Lorsqu’ils deviennent des symboles, ces schémas révèlent un langage et une connaissance qui étaient courants au sein de traditions orales ignorant l’alphabet. Comme le faisait l’art premier, l’art contemporain avec la topologie moderne pourrait et devrait explorer de manière nouvelle ce monde de trajets et mouvements et redécouvrir la substance de l’ancienne connaissance.
1 Merleau-Ponty , Le Visible et l’invisible.
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