8. Khora, la nourrice des images

Dans le Timée, Platon expose comment le démiurge avait pour tâche de créer le monde à l’image des idées afin de rendre celles-ci accessibles aux sens. Pour lui, le monde ainsi que l’homme et tout ce que le monde contient sont toujours des images, les images des idées. Mais, entre le modèle de l’idée et l’image qui est la copie du modèle et qui peut être perçue par les sens, il y a la nécessité d’un troisième terme intermédiaire qui donne sa substance à l’image.

« Une image, en effet, du moment que ne lui appartient pas cela même dont elle est l’image (l’idée), et qu’elle est le fantôme toujours fugitif de quelque chose d’autre, ne peut pour ces raisons que venir à l’être en quelque chose d’autre et acquérir ainsi une existence quelconque, sous peine de n’être rien du tout »1.

C’est donc en ce troisième terme que consiste l’image, le lieu où le démiurge l’introduit est la Khora, aussi appelée nourrice des images. «Il y a une troisième espèce qui est toujours celle du « matériau » qui n’admet pas la destruction, qui fournit un emplacement à tout ce qui naît, une réalité qu’on ne peut saisir qu’au terme d’un raisonnement bâtard et qui ne s’appuie pas sur la sensation : c’est à peine si l’on peut y croire. Dès là que vers lui nous dirigeons notre attention, nous rêvons les yeux ouverts et nous déclarons, je suppose, qu’il faut bien que tout ce qui est se trouve en un lieu et occupe une place, et qu’il n’y a rien qui ne se trouve ou sur terre ou quelque part dans le ciel »2.

La Khora est aussi appelée la nourrice du devenir, car la tâche du démiurge ne consistait pas seulement en une production, mais essentiellement en une orientation de la création maintenant l’unité du tout et permettant ainsi la perpétuation de la création 3. Une fois le travail du démiurge achevé et celui-ci retiré de son office, il fallait que son pouvoir soit relégué à l’âme du monde représentée par le ciel et le mouvement des sphères célestes et à l’âme des hommes. Liée à l’image, il y a donc l’idée d’un mouvement incluant un devenir, une continuelle transformation, une mutation et même un renversement. L’image n’a plus rien d’une apparence figée.

Récemment, comme une vision4, la configuration du dédale avec le labyrinthe m’est apparue soudainement comme une image de la Khora. En effet, elle contient l’unité du tout, symbolisée par le nœud et une voie menant la créature à la liberté, ou à la création symbolisée par le labyrinthe. Elle explique aussi le mouvement cyclique du nœud (semblable à celui du ciel, âme du monde) dont je ne pouvais comprendre la raison5. Je ne chercherai pas à convaincre que cette vision forcément subjective est juste, mais il se trouve que le labyrinthe est l’invention de Dedalus et que celui-ci comme arch-architecte représente l’aspect humain du démiurge. De plus il convient de restituer à la subjectivité son essence, c’est-à-dire ses racines perceptives ; or pour le peintre, la liberté symbolisée par le labyrinthe est celle de créer et de même la création est liberté. Avec la Khora, j’avais enfin trouvé un sens à ce que je construisais et ne pouvais définir. La combinaison de plusieurs symboles crée un nouveau symbole dont le sens qui peut paraître obscur reste à découvrir. De plus, l’énigme posée par le symbole devenait plus précise.  Avec la Khora, la question : « D’où je viens ? Qui suis-je ? Où vais-je ? » s’infléchit pour devenir : Je viens de la création et comme tel, je suis une âme en gestation dont le destin est de poursuivre la création. Inversement, l’image inspire une vision de la Khora que le texte seul ne pouvait suggérer.

On peut penser que cette description symbolique et bâtarde de la khora ne peut correspondre en aucune façon à la réalité, mais c’est justement ce mélange qui fait que Jacques Derrida, qui a consacré plusieurs ouvrages à la Khora, y voit une source d’espoir.

« Khora… entre deux originarités, entre deux sources, entre, disons par économie indicative, l’ordre du révélé et l’ordre du révélable, n’est-ce pas à la fois la chance de toute décision responsable et d’une autre « foi réfléchissante », d’une nouvelle « tolérance »… Khora de demain dans les langues que nous ne savons plus ou ne parlons pas. Ce lieu est unique, il est l’Un sans nom. Il donne lieu peut-être. »

Si la Khora intéresse tant les philosophes, c’est que Platon ne décrit pas la création comme un big-bang à la manière des scientifiques, il utilise la figure du démiurge pour distinguer une composante essentielle de toute création, soit « la relation entre le sensible et l’intelligible et la nécessité d’une articulation qui les lie »6. « La figure démiurgique est celle d’un nœud. »  Il est question d’un lieu, un « topos » qu’on ne peut placer nulle part mais où est accessible le devenir réel de l’idée ou le devenir de l’être. Il est donc doublement question de la topologie du nœud. « L’optico-géométrique constitue l’apport spécifique en matière de schématisation des enjeux relatifs à une image »7. « Mais que recueille le réceptacle de la Khora ? De quelle manière cette réception se formalise-t-elle, c’est-à- dire prend forme autant qu’elle donne forme ? La manière est celle de l’empreinte, du sceau… Cela étant expressément désigné comme ' tupos ' 8», un  mot dont le sens englobe celui de type, de modèle et de schéma. Mais alors comment se présente et se figure ce modèle ? Du point de vue philosophique il semblerait qu’il  « n’apparaît pas lui-même ». S’il n’apparaît pas lui-même ou de lui-même, un agent extérieur doit en présenter la lecture, c’est justement le rôle de l’art et de la topologie de le révéler. Cela indique à nouveau qu’il y aurait un lien secret entre la structure des mythes et la topologie. Ici, avec cette hypothèse, je me soucie peu d’avoir tort ou raison, les mythes ne s’en soucient pas non plus, ce que je trouve intriguant et qui réclame mon attention c’est le fait que certains liens indiquent de nouveaux terrains à défricher. C’est d’eux, s’ils voient le jour, que surgira avec une nouvelle perspective une nouvelle vérité 9. « Car ce qui est tombé dans un vide sans fond est l’assise des choses »10.

Il reste à définir et à montrer ou recréer les images créées et annoncées par la Khora. C’est la prochaine étape à laquelle il faut faire face, ou en écrivant, ou en peignant, ou en joignant les deux. Ce texte n’étant qu’une introduction. Toujours est-il que Platon décrit comment la Khora agitée par les éléments « offre à la vue une apparence infiniment diversifiée… soumise de partout à un balancement irrégulier, elle se trouvait elle-même secouée par les éléments que secouait à son tour la nourrice du devenir en leur transmettant le mouvement. Or les éléments, ainsi mis en mouvement, étaient portés d’un côté et de l’autre et se séparaient de la même façon que secoués et vannés sous l’action de cribles » 11.

Cette agitation qui replierait et bousculerait le plan du dédale, comme la surface de la mer agitée par la houle, peut être figurée. Ainsi les nœuds composant le dédale eux aussi repliés et bouclés présenteraient comme un entrelacement de schémas primitifs ou de jeux de ficelle. Avec eux, nous retrouvons le point de départ qui nous a mené au labyrinthe et à une confirmation de la première intuition. Ces jeux de ficelle représentent maintenant l’héritage de la création et un monde intermédiaire entre le monde sensible et le monde intelligible, c’est-à-dire, le monde de l’âme ou l’invisible. Quelque chose qu’il est intéressant de comparer à la théorie des cordes en physique.( Les images des cordes ne représentent pas vraiment une imitation de la matière, elles illustrent plutôt la solution physico-mathématique au problème qu'elle posent, la situation est similaire pour les images de la khora vis a vis du matériau du troisième terme.)
Avec le jeu de ficelles, l'image acompagnée de la Khora qui s'intègre à elle comme troisième terme devient aussi en partie un récipient. Ce récipient reçoit des apparences qui surviennent comme des épiphanies nous confrontant à une présence. Par ailleurs dans la direction opposée le mouvement et les combinaisons de boucles du jeux de ficelles peuvent rappeler la combinatoire de l'art de Raymond Lulle. Un art que Giordano Bruno lui aussi a fait sien. Un art qui décrivait l'influence des principes premiers sur les créatures, un art qui pour Lulle était infaillible et suprême parce que basé sur la structure de la réalité. On retrouve ici un aspect qui prend la place des idées ou formes de Platon c'est ainsi que l'image du jeux de ficelles peut figurer le lien entre l'intelligible et le sensible.

La recherche et la représentation de l’évolution possible de ces images offrent un remède pour lutter contre l’inertie et la prolifération des choses vides et la pollution par les images idoles s’adressant comme de la publicité ou de l’exhibitionnisme à des consommateurs voyeurs. L’indignité de cette pollution provoque la nécessité d’un ressaisissement et d’une renaissance. En effet, il ne s’agit pas que de l’art, c’est par leurs images que nous connaissons les choses et, du fait de ces images, les choses ne se conjuguent plus qu’avec le verbe avoir, avoir un peu plus. Elles sont les causes que les vraies valeurs s’évanouissent. C’est sans doute naïf de croire que l’art peut nous rééduquer, et qu’on peut retrouver avec des images plus authentiques une familiarité avec les lieux de l’être, mais c’est pourtant ce que les écologistes devraient promouvoir. L’écologie fondamentale est celle de l’esprit et celle des sources de la culture, pas seulement celle du maïs. « Si l’esprit ne se fait pas image, il sera anéanti en même temps que le monde »12.

Les nouveaux jeux de ficelle s’enlaceront-ils avec des bribes de figures contenues et bouleversées dans le nœud pour produire des images hybrides, des chimères? Du fait que le mouvement, le barattement est incessant, il peut conduire à un tapis roulant de combinaisons, une arborescence ou un palimpseste jamais terminé et indéchiffrable, un chaos de calembours graphiques. Il peut mener à une nouvelle sorte de tout, un tout fait de relations comme dans Le Chef-d’œuvre inconnu, de Balzac. La représentation peut devenir aussi inconnaissable et incompréhensible que l’idée dans un gribouillis d’enfant. C’est justement alors qu’il faut se souvenir que la représentation s’adresse aux sens et qu’elle doit s’adresser à eux comme à des enfants. C’est là que ce qui est fondamentalement illusion et semblable au rêve les yeux ouverts mentionné par Platon entre en jeu. Il doit épurer, sélectionner, vanner, traduire, et cela ne peut se faire que dans une vision, mais une vision reposant sur une certitude.
Par ailleurs dans la construction du labyrinthe, le mouvement du nœud et de la corde est continu. Pour représenter ce mouvement, après tout fondamental, il convient de transformer l’image de la corde par celle d’une membrane (qui elle-même représente le sillage de la corde)13. Cela fait que l’image toujours temporaire devient sinon effacée, du moins cachée à l’intérieur et invisible. Ce qui subsiste sera l’apparence d’une enveloppe avec ses plis, ses rides et ses ondulations. Comme le soutenait le philosophe, le « tupos » n’apparaît plus lui-même, il reste camouflé. Il est aussi possible que le flux et l’expansion de l’image soit si rapide que sa lecture ne puisse que suivre le fil de l’image. Alors l’image du nouveau jeu de ficelle se trouvera déconstruite. Dans ce cas mon travail représenterait en quelque sorte, à mon insu une lecture des images produites par la khora. Sauvage puissance d’une pensée fragile. Comme l’Ourobouros, le serpentement de l’image se mord la queue !

Bien sûr, ce que j’imagine et exprime ici n’est pas vraiment nouveau. Klee et surtout Pollock nous ont offert des images comme celles que j’envisage grâce à eux. Mais justement, l’image de la Khora, qui peut ressembler à un Pollock lorsque la corde du nœud s’effiloche et que le mouvement du nœud est bousculé, peut révéler un contenu que possiblement Pollock visualisait subconsciemment et qui hantait tout l’art moderne. Si l’art doit représenter et animer et vivifier cette sorte de contenu, ce qui manque aujourd’hui c’est le cordon ombilical, le lien ou le chemin joignant les images embryonnaires ou mûres à leur matrice et à leur devenir. Cette nécessité du lien avec une « matrice » est ce que Klee enseignait, mais de quel matrice parlait-il ? N’est-ce pas faire un pas en avant que de regarder en arrière et de retrouver une image de cette matrice. Cela permettrait-il d’évaluer les liens qui s’y attachent ?

Pour comprendre le rôle de l’art vis-à-vis d’une théorie de l’art suffisamment solide, certaines notions doivent être précisées et devenir plus claires. Dans la tradition platonicienne et, par exemple, chez Plotin, l’image est avant tout une image intérieure, une visualisation qui peut viser, afin de la contempler, la beauté, la vérité, la vie ou le juste milieu. Elle produit donc une image abstraite, indescriptible et irreprésentable et qui pourtant n’appartient plus au domaine du langage. On peut l’appeler une image blanche. Ces images appartiennent à l’âme qui doit pour évoluer se dépouiller de l’apport des sens. Qu’est-ce que l’âme contemporaine si ce n’est une image, une vision, un mouvement. C’est alors que l’art peut servir de guide en présentant des images qui peuvent préparer et éduquer l’âme à voir l’invisible, à devenir elle-même vision. « Toute nouvelle valorisation a toujours été conditionnée par la structure de l'image. La nouvelle valorisation était en quelque sorte conditionnée par la structure même du symbolisme. »14. Giordano Bruno, par exemple, pensait réformer ses contemporains et lutter contre une doxa stérile et figée en leur proposant de mémoriser et intérioriser des séries d’images placées en certains lieux et donc rattachées par un chemin imaginaire. C’est la magie du lien entre ces images qui devait les éveiller. Finalement, l’enjeu semble être l’image intérieure, lorsqu’elle est induite par des images extérieures, la connexion et le saut entre les deux. Si tout est mouvement et que toute chose en amène une autre, c’est finalement le vide, le moment du passage de l’une à l’autre qui devient l’image de notre vie.

Si nous définissons les images à partir du mouvement de la création, il faut alors redéfinir le statut des apparences et de leurs imitations même déformées. Sont-elles le produit de notre regard limité et le miroir de notre condition ? Elles sont alors elles aussi utiles à étudier pour nous connaître nous-mêmes, si nous savons les lire en les connectant à des visualisations et des fantômes intérieurs. C’est le point de vue de Warburg. Si Giordano Bruno envisageait un labyrinthe, Warburg contemplait un dédale, ces deux visionnaires se complètent de la même façon que le dédale et le labyrinthe. La connexion entre images et apparences est aussi intrigante et mystérieuse que celle entre l’âme et le corps qui tous deux peut-être ne font qu’un.

 

 

1 Platon, Timée 52b-e
2 Platon, Timée 52b
3 Voir Le Tombeau du dieu artisan, de Serge Margel
4 Ce qui m'a inspiré subconsciement est sans doute une certaine familiarité avec les sceaux crétois. Gravés dans des pierres précieuses, une multiplicité de sceaux présentent en les joignant å la fois des noeuds, des dessins géometriques semblables a ceux de la geometrie du labyrinthe, des constellations, des schemas chaotiques et des images figuratives . Ces sceaux peuvent alors représenter la naissance simultanée et progressive des images et du labyrinthe , donc de la khora et des images qui y naissent. L'organisation de ces sceaux contient une connaissance. Platon devait être familier avec ces images et a pu s'en inspirer
5 Il faut réaliser que d’une part le labyrinthe, et en particulier celui de Chartres, peut être interprété comme une carte du système solaire et que d’autre part le système solaire comme âme du monde est, une fois créé, ce qui va inciter la poursuite de la création.
6  Aram Mekhitarian :  Chora et typos  dans la revue La Part de l’œil, n° 13. Un texte dont est inspiré tout le paragraphe suivant
7 Idem
8 Idem
9 Puisque le labyrinthe représente aussi le voyage dans l‘au-delà, il y aurait une relation entre le processus de création et celui du voyage des morts. Ce voyage est-il essentiellement aussi celui qui mène du sensible à l’intelligible ?
10 Georges Bataille
11 Platon, Timée 52 e
12 Simon le Magicien.
13 En physique aussi après la théorie des cordes on a introduit les « branes »
14 Mircea Eliade

 

 

 

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